Jurisprudence : CEDH, 16-04-2002, Req. 36677/97, SA DANGEVILLE

CEDH, 16-04-2002, Req. 36677/97, SA DANGEVILLE

A5395AYH

Référence

CEDH, 16-04-2002, Req. 36677/97, SA DANGEVILLE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1089132-cedh-16042002-req-3667797-sa-dangeville
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Cour européenne des droits de l'homme

16 avril 2002

Requête n°36677/97

SA DANGEVILLE



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE SA DANGEVILLE c. FRANCE


(Requête n° 36677/97)


ARRÊT


STRASBOURG


16 avril 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire S.A. Dangeville c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. A.B. Baka, président,


J.-P. Costa,


Gaukur Jörundsson,


L. Loucaides,


C. Bîrsan,


M. Ugrekhelidze,


Mme A. Mularoni, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 septembre 2000 et 26 mars 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 36677/97) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, la société anonyme Dangeville (" la requérante "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 6 mars 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. La requérante est représentée devant la Cour par Me Garreau, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. La requérante alléguait en particulier que son droit au respect de ses biens avait été violé et qu'elle avait été victime d'une discrimination.


4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).


5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


6. Par une décision du 12 septembre 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.


7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).


8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


9. L'activité commerciale de la requérante fut soumise à la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après TVA), en application du code général des impôts dans sa rédaction en vigueur jusqu'au 31 décembre 1978. A ce titre, la requérante acquitta, sur ses opérations de 1978, une taxe s'élevant à 292 816 francs français (FRF).


10. Les dispositions de la 6e directive du Conseil des Communautés européennes, en date du 17 mai 1977, en son article 13-B-a exonéraient " les opérations d'assurance et de réassurance, y compris les prestations de services afférentes à ces opérations effectuées par les courtiers et les intermédiaires d'assurance ". Elles devaient entrer en vigueur dès le 1er janvier 1978.


11. Le 30 juin 1978, la 9e directive du Conseil des Communautés européennes, en date du 26 juin 1978, fut notifiée à l'Etat français. Cette 9e directive accordait à la France un délai supplémentaire pour la mise en uvre des dispositions de l'article 13-B-a de la 6e directive de 1977, soit jusqu'au 1er janvier 1979. Une telle directive n'ayant pas d'effet rétroactif, la 6e directive devait néanmoins s'appliquer du 1er janvier au 30 juin 1978.


12. La requérante, se fondant sur le texte de la 6e directive, demanda la restitution de la taxe qu'elle estimait indûment versée pour la période du 1er janvier au 31 décembre 1978, la 9e directive ne comportant aucun effet rétroactif. Elle invoqua également la responsabilité de l'Etat qui, en n'ayant pas mis le droit français en conformité avec la 6e directive dans les délais prévus par celle-ci, avait commis une faute de nature à lui causer un préjudice égal au montant de la taxe versée. Elle demanda la restitution du montant de l'imposition acquittée ou au moins de la somme afférente à la période du 1er janvier 1978 à la date d'entrée en vigueur de la directive.


13. Par jugement du 8 juillet 1982, le tribunal administratif de Paris rejeta ses demandes. Il releva notamment qu'il ressortait du traité des communautés européennes que, si les directives liaient les Etats quant au résultat à atteindre, les autorités nationales restaient seules compétentes pour décider des moyens propres à leur faire produire effet en droit interne, de sorte qu'un justiciable ne pouvait invoquer directement une directive à l'encontre d'une disposition de droit national.


14. Par jugement du 10 juin 1982, le tribunal administratif de Paris rejeta, selon les mêmes motifs, la demande en restitution de la TVA versée au titre de l'année 1978 présentée par le cabinet Revert et Badelon, également société anonyme de courtage d'assurances.


15. Parallèlement, une instruction administrative du 2 janvier 1986 décida que :


" (...) les courtiers d'assurances qui n'ont pas soumis leurs opérations à la taxe sur la valeur ajoutée entre le 1er janvier et le 30 juin 1978 et ont fait l'objet de redressements de ce fait, ne seront plus recherchés en paiement des sommes dont ils restent redevables à ce titre à la date de publication de la présente instruction ".


16. Par arrêt du 19 mars 1986, le Conseil d'Etat rejeta l'appel de la requérante. Il invoqua l'impossibilité pour les particuliers d'invoquer les dispositions d'une directive européenne non encore transposée en droit interne et déclara l'action en responsabilité irrecevable pour absence de saisine préalable de l'administration fiscale. Il s'exprima essentiellement comme suit :


17. Sur la première demande :


" Considérant qu'il ressort clairement des stipulations de l'article 189 du traité instituant la communauté économique européenne, en date du 25 mars 1957, que, si les directives du conseil lient les Etats membres " quant au résultat à atteindre " et si, pour atteindre les résultats qu'elles définissent, les autorités nationales sont tenues d'adapter la législation des Etats membres aux directives qui leur sont destinées, ces autorités restent seules compétentes pour décider des moyens propres à permettre aux directives de produire effet en droit interne ; qu'ainsi, qu'elles que soient, d'ailleurs, les précisions qu'elles contiennent à l'intention des Etats membres, les directives ne peuvent pas être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l'appui d'un recours relatif à un litige fiscal ; qu'il est constant que les mesures propres à permettre à la sixième directive susmentionnée de produire effet en droit interne français n'avaient pas encore été prises durant la période d'imposition litigieuse ; que, dans ces conditions, ladite directive qui, contrairement à ce que soutient la société requérante, ne constitue pas un règlement au sens des stipulations du traité précité est, en tout état de cause, sans influence sur l'application des dispositions législatives antérieures, notamment l'article 256 du Code général des impôts ; (...) "


18. Sur la seconde demande :


" Considérant que le tribunal n'a pas statué sur les conclusions subsidiaires tendant à l'octroi d'une indemnité de 291 816,21 F dont la société l'avait saisi en cours d'instance ; que le jugement attaqué est donc entaché d'irrégularité sur ce point et doit, dans cette mesure, être annulé ;


Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les conclusions de la demande sur lesquelles les premiers juges ont omis de se prononcer ;


Considérant qu'en vertu des dispositions combinées de l'article R.89 du code des tribunaux administratifs et de l'article premier du décret du 11 janvier 1965, le tribunal administratif ne peut être saisi que par voie de recours contre une décision ; que la Société Anonyme " Cabinet Jacques Dangeville " ne justifie d'aucune décision lui ayant refusé l'indemnité de 291 816,91 F qu'elle sollicite, ni même d'aucune demande à l'autorité administrative, à l'effet d'en obtenir l'allocation ; qu'ainsi, faute de décision préalable, ses conclusions à fin d'indemnité ne sont pas recevables ; (...) "


19. La seconde demande ayant été rejetée pour un motif de procédure tenant à l'absence de saisine préalable de l'administration fiscale, la requérante présenta une nouvelle demande en réparation, après avoir cette fois respecté les formes requises. La requérante adressa donc, le 16 mars 1987, une demande en réparation au ministre du Budget. Sa demande s'articulait sur deux points : d'une part, elle invoquait la responsabilité pour faute de l'Etat du fait de la non-transposition dans le délai requis de la 6e directive et de l'application d'une disposition du droit français devenue contraire au droit communautaire ; d'autre part, elle invoquait la responsabilité sans faute pour rupture de l'égalité devant les charges publiques suite à l'intervention de l'instruction du 2 janvier 1986.


20. La demande ayant été rejetée par le ministre, la requérante saisit le tribunal administratif de Paris, qui la débouta par jugement du 23 mai 1989.


21. Par arrêt du 1er juillet 1992, la cour administrative d'appel de Paris, statuant en formation plénière, annula partiellement le jugement. Elle retint le principe d'une responsabilité pour faute de l'Etat et, à titre de réparation du préjudice, condamna ce dernier à verser à la requérante la somme de 129 845 FRF assortie des intérêts au taux légal capitalisés, somme égale à celle de la taxe indûment acquittée.


22. La cour s'exprima essentiellement comme suit :


" Sur le principe de la responsabilité de l'Etat :


Considérant qu'il résulte des stipulations du traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment de son traité 5, que l'Etat français est tenu de prendre toutes les mesures propres à assurer l'exécution des obligations qui lui incombent en vertu dudit traité ; que parmi ces obligations se trouve celle d'effacer les conséquences illicites d'une violation du droit communautaire soit directement, soit, à défaut, en assurant la réparation effective des préjudices qui en ont résulté ; que, par suite, la circonstance qu'un contribuable se prétendant taxé sur le fondement d'une disposition législative incompatible avec les objectifs d'une directive communautaire ait d'abord déféré en vain l'imposition en cause au juge de l'impôt, lequel n'a pas admis la possibilité d'invoquer utilement cette incompatibilité, ne saurait par elle-même faire obstacle à ce que l'intéressé soit recevable à demander, sur le fondement des obligations résultant du traité précité, la réparation du préjudice découlant pour lui de l'absence de transposition en droit interne des objectifs de la directive ;


Considérant qu'il résulte de l'article 13-B-a de la 6e directive du Conseil des Communautés économiques européennes du 17 mai 1977 que les législations des Etats membres devaient, à compter du 1er janvier 1978, exonérer de la taxe sur la valeur ajoutée les opérations d'assurance et de réassurance, y compris les prestations de services afférentes à ces opérations effectuées par les courtiers et les intermédiaires d'assurance ; que si la 9e directive du 26 juin 1978, notifiée à l'Etat français le 30 juin 1978, a reporté pour la France la date limite de transposition de la 6e directive au 1er janvier 1979, cette directive n'a comporté, aux termes de l'interprétation qui en a été donnée par la Cour de justice des Communautés économiques européennes, aucun effet rétroactif ; ainsi les dispositions de l'article 256 du Code général des impôts, dans sa rédaction antérieure au 1er janvier 1979 et en vertu desquelles étaient assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée les activités de courtage en assurance de la nature de celles exercées par la société Jacques Dangeville, n'étaient pas compatibles, pour la période du 1er janvier au 30 juin 1978, avec les objectifs fixés par la 6e directive ; que la société requérante est dès lors fondée à soutenir que, contrairement à ce qu'a décidé le tribunal administratif, la responsabilité de l'Etat se trouve engagée en raison de la situation ainsi créée et à demander que l'Etat soit condamné à réparer le préjudice résultant pour elle de la situation illicite résultant de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée au titre de la période sus-indiquée ;


Sur le préjudice :


Considérant que, compte tenu du mode de rémunération des courtiers en assurance, déterminé par les assureurs en pourcentage des primes versées par la clientèle de ces derniers, la taxe sur la valeur ajoutée acquittée par la société Jacques Dangeville n'était par répercutée sur sa clientèle et n'a donné lieu à aucune facturation ; qu'ainsi le préjudice dont la société est fondée à demander réparation est égal au montant de la taxe qu'elle a acquittée pour la période du 1er janvier au 30 juin 1978 et s'élève à la somme de 129 845,86 F. "


23. La Direction générale des impôts se pourvut en cassation.


24. Dans son mémoire déposé le 23 mai 1995, la requérante présenta le moyen suivant :


" (...) en l'espèce, il y a eu rupture de l'égalité des contribuables devant l'impôt par l'instauration de mesures différentes à l'égard de personnes placées dans la même situation, du fait que par une instruction du 2 janvier 1986, la D.G.I. a cru pouvoir estimer que les courtiers d'assurances qui n'avaient pas soumis leurs opérations à la T.V.A. entre le 1er janvier 1978 et le 30 juin 1978 et ont fait l'objet de redressements de ce fait, ne seraient plus recherchés en paiement des sommes dont ils restaient redevables à ce titre à la date de publication de la présente instruction.


La rupture de l'égalité devant les charges publiques est ainsi particulièrement évidente et de surcroît injuste puisqu'elle a abouti à faire une discrimination entre les redevables à la T.V.A. au préjudice de ceux qui sont soumis au paiement de l'impôt et au bénéfice de ceux qui y sont soustraits. "


25. Par arrêt du 30 octobre 1996, pris en formation plénière d'Assemblée, le Conseil d'Etat annula l'arrêt attaqué et débouta la requérante de l'ensemble de ses demandes. Il décida qu'elle n'avait pas la possibilité de rechercher par la voie d'un recours en responsabilité à obtenir une satisfaction qui lui avait été refusée sur le terrain de l'action fiscale par une décision revêtue de l'autorité de chose jugée, à savoir l'arrêt du 26 février 1986.

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