Jurisprudence : CEDH, 21-01-1999, Req. 29183/95, Fressoz et Roire c. France

CEDH, 21-01-1999, Req. 29183/95, Fressoz et Roire c. France

A7713AWL

Référence

CEDH, 21-01-1999, Req. 29183/95, Fressoz et Roire c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064635-cedh-21011999-req-2918395-fressoz-et-roire-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

21 janvier 1999

Requête n°29183/95

Fressoz et Roire c. France



AFFAIRE FRESSOZ ET ROIRE c. FRANCE

(Requête n° 29183/95)


ARRÊT

STRASBOURG

21 janvier 1999

En l'affaire Fressoz et Roire c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

MM. L. Caflisch,

J. Makarczyk,

J.-P. Costa,

Mme V. Strážnická,

MM. W. Fuhrmann,

K. Jungwiert,

M. Fischbach,

Mmes N. Vajiæ,

W. Thomassen,

M. Tsatsa-Nikolovska,

MM. T. Panþîru,

R. Maruste,

E. Levits,

K. Traja,

Mme S. Botoucharova,

ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint, et Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 novembre 1998 et 13 janvier 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 16 mars 1998 et par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 15 mai 1998, dans le délai de trois mois

qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 29183/95) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Roger Fressoz et Claude Roire, avaient saisi la Commission le 3 août 1995 en vertu de l'ancien article 25.

La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46), la requête du Gouvernement à l'ancien article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 2 et 10 de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).

3. En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l'époque, a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le conseil des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants les 10 et 27 juillet 1998 respectivement. Le 24 août 1998, le délégué de la Commission a soumis des observations écrites.

4. Le 16 octobre 1998, la Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle ; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président de la Cour.

5. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. M. Fischbach, vice-président de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 § 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Caflisch, M. J. Makarczyk, Mme V. Strážnická, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, Mme N. Vajiæ, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panþîru, M. R. Maruste, M. E. Levits, M. K. Traja et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).

6. A l'invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l'un de ses membres, M. J.-C. Geus, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.

7. Ainsi qu'en avait décidé le président, une audience s'est déroulée en public le 12 novembre 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

MM. J.-F. Dobelle, directeur adjoint des affaires

juridiques du ministère des Affaires étrangères, agent,

B. Nedelec, magistrat détaché à la sous-direction

des droits de l'homme au ministère

des Affaires étrangères,

A. Buchet, magistrat, chef du bureau des droits

de l'homme du service des affaires européennes

et internationales au ministère de la Justice,

Mme C. Etienne, magistrat à la direction des affaires

criminelles du ministère de la Justice, conseils ;

pour les requérants

Me C. Waquet, avocate au Conseil d'Etat

et à la Cour de cassation, conseil ;

pour la Commission

M. J.-C. Geus, délégué,

Mme M.-T. Schoepfer, secrétaire de la Commission.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Waquet et M. Dobelle.


EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. MM. Roger Fressoz et Claude Roire, ressortissants français, habitaient Paris à l'époque des faits. Le premier, né en 1921, est l'ancien directeur de la publication de l'hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné. Le second, né en 1939, journaliste, travaille pour Le Canard enchaîné.

A. L'article litigieux

9. L'entreprise automobile Peugeot, société anonyme, connut une période d'agitation sociale au courant du mois de septembre 1989. Parmi les mesures revendiquées figuraient les hausses de salaires réclamées par le personnel de la société, lesquelles furent refusées par la direction de l'entreprise présidée par M. Jacques Calvet.

10. Le 27 septembre 1989, Le Canard enchaîné fit paraître un article signé par M. Roire, intitulé ainsi :

« Calvet met un turbo sur son salaire »

et suivi du sous-titre suivant :

« Ses feuilles d'impôt sont plus bavardes que lui. Le patron de Peugeot s'est accordé 45,9 % de mieux en deux ans »

Dans cet article, l'on pouvait lire notamment :

« Jacques Calvet avait refusé, en octobre 1988, à « L'heure de vérité » d'Antenne 2, de répondre à une question sur ses rémunérations. Ce silence est considéré comme une erreur médiatique du patron du groupe Peugeot, mais Le Canard est aujourd'hui en mesure de réparer cette bévue grâce aux trois dernières feuilles d'impôt du célèbre pédégé qui nous sont fortuitement parvenues. A l'époque, il gagnait 185 312 F net par mois.

Ces documents montrent que, de 1986 à 1988, le total des salaires de Calvet (plus les avantages en nature et indemnités journalières en cas de maladie) ont augmenté de 45,9 %. Au cours de la même période de deux ans, la rémunération moyenne des 158 000 salariés du groupe a progressé, selon les propres statistiques de Peugeot, de 6,7 %. Soit près de sept fois moins que celle du patron.


La déprime du pédégé

Calvet a réussi à redresser spectaculairement les comptes de Peugeot, mais récemment, à Antenne 2, il s'est déclaré stressé par la situation de son groupe face à l'offensive japonaise. Apparemment, cette pénible crise psychologique ne l'a pas empêché de penser à arrondir ses fins de mois. A noter cependant que Calvet est loin de venir en tête du hit-parade des salaires de pédégés.

En 1987, il s'est voté une augmentation de 17 % de son revenu annuel pour le porter à 1 786 171 F – soit 148 847 F par mois. Pourquoi cette rallonge ? Sans doute parce que le fisc lui avait raflé une grande partie de son revenu de l'année précédente. Et cette terrible spirale impôt-salaire a poursuivi ses ravages l'année suivante. En 1988, pour tenir le coup, Calvet a été contraint de s'accorder une nouvelle rallonge de 24 %. Son salaire a atteint 2 223 747 dans l'année soit 185 312 F chaque mois, une fois payées les cotisations sociales (...) »

Le journal reproduisait, dans un encadré accompagnant le texte de l'article, une photocopie d'un extrait des trois avis d'imposition de M. Calvet. Cet extrait concernait la partie de l'avis d'imposition relative au « décompte du revenu imposable » et indiquait le montant des sommes perçues par M. Calvet en « salaires, avantages en nature et indemnités journalières ». Chacun des trois montants était entouré d'un trait de crayon.

B. Les poursuites contre les requérants

1. L'instruction

11. Le 2 octobre 1989, M. Calvet porta plainte contre X avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction près le tribunal de grande instance de Paris. Il estimait que les faits, qui avaient exigé tant la soustraction que la possession des originaux ou copies de documents ordinairement détenus par l'administration fiscale, étaient constitutifs d'un détournement d'actes ou de titres par fonctionnaire public, d'une violation du secret professionnel, de vol de documents pendant le temps nécessaire à leur reproduction et de recel de documents obtenus à la suite d'une infraction.

12. Le 5 octobre 1989, le parquet prit un réquisitoire introductif visant les infractions de vol, violation du secret professionnel, soustraction d'actes ou de titres et recel.

13. Le 25 octobre 1989, le ministre du Budget porta également plainte avec constitution de partie civile contre X pour soustraction de documents administratifs et violation du secret professionnel. Un réquisitoire supplétif fut pris le 11 décembre 1989.


14. L'information permit d'établir, par l'analyse du numéro informatique figurant sur les documents reproduits et en la possession de M. Roire, qu'il s'agissait de photocopies de l'exemplaire de chaque avis d'imposition conservé par l'administration fiscale et destiné à rester à l'intérieur de ses services. Les vérifications effectuées sur place confirmèrent que les serrures des armoires contenant ces documents n'avaient pas été forcées et que l'alarme en service en dehors des heures ouvrables ne s'était pas déclenchée.

Un examen de l'original de l'avis d'imposition de M. Calvet de 1988 révéla une trace palmaire appartenant au directeur divisionnaire des impôts. Il fut toutefois avéré que celui-ci avait prélevé le dossier fiscal en cause le 27 septembre 1989, à la demande du directeur des services fiscaux et du directeur départemental des impôts. Faute d'identification du ou des auteurs de la sortie des documents des services de l'administration fiscale, personne ne fut inculpé à raison de ce fait.

15. Le 8 mars 1991, les requérants furent inculpés des chefs de recel de copies d'avis d'imposition obtenues à l'aide du délit de violation du secret professionnel et de soustraction d'actes ou de titres, et de vol.

16. Le 20 décembre 1991, un réquisitoire définitif fut pris aux fins de non-lieu de quiconque d'avoir commis les délits de vol et de violation du secret professionnel, de non-lieu du premier requérant et de renvoi devant le tribunal correctionnel du second requérant, sous la prévention de recel de photocopies d'avis d'imposition de M. Calvet, provenant de la violation du secret professionnel, commis par un fonctionnaire de la direction des impôts non identifié.

17. Par ordonnance du 27 janvier 1992, le juge d'instruction décida que, faute d'identification de quiconque, il n'y avait pas lieu de poursuivre des chefs de vol et de violation du secret professionnel. Le juge d'instruction renvoya les requérants devant le tribunal correctionnel sous la double prévention de recel d'informations relatives aux revenus de M. Calvet, couvertes par le secret fiscal, provenant de la violation du secret professionnel par un fonctionnaire des impôts non identifié et de recel de photocopies des avis d'imposition de M. Calvet provenant d'un vol.

2. Devant le tribunal correctionnel de Paris

18. Au soutien de leurs conclusions, les requérants présentaient deux moyens de défense : d'une part, la responsabilité pénale du premier en qualité de directeur de la publication du journal, prévue par l'article 42 de la loi du 29 juillet 1881 (paragraphe 25 ci-dessous) sur la liberté de la presse, ne pouvait être mise en jeu et, d'autre part, les éléments constitutifs des infractions reprochées, prévus à l'article 460 du code pénal (paragraphe 27 ci-dessous), n'étaient pas réunis à leur charge.


19. Au cours de l'audience devant le tribunal, M. Fressoz déclara avoir vu pour la première fois les extraits des avis d'imposition reproduits dans le journal, à l'état d'épreuve, avant de signer personnellement le « bon à tirer » pour l'article, et avoir demandé à M. Roire « si son document était bon journalistiquement », c'est-à-dire « si les informations étaient exactes et vérifiées ». Il reconnut qu'en principe cette responsabilité revenait à un secrétaire de la rédaction lequel « en cas de difficulté, se rapproche du rédacteur en chef et en dernier ressort du directeur de la publication ».

Le second requérant indiqua avoir reçu les photocopies des avis d'imposition par un envoi anonyme, dans une enveloppe libellée à son nom, une quinzaine de jours avant leur publication. Il expliqua avoir « vérifié le caractère plausible » de ces documents, notamment en recherchant dans les ouvrages spécialisés, dont « Fortune France », le niveau de rémunération de M. Calvet. Il ajouta avoir effectué des vérifications auprès de diverses personnes pour s'assurer que les documents étaient la reproduction des feuilles d'impôt « authentiques ». Il précisa encore s'être assuré qu'il s'agissait effectivement de documents d'origine fiscale et affirma que dès lors qu'il apparaissait que l'origine frauduleuse de ces documents n'était pas établie, c'était « l'intérêt du document qui l'emportait ».

20. Par un jugement du 17 juin 1992, le tribunal correctionnel de Paris relaxa les requérants au motif que les infractions principales de vol et de violation du secret professionnel ne pouvaient être établies en raison de l'impossibilité d'identifier les auteurs de la divulgation des documents litigieux et d'établir les circonstances de la commission des infractions.

S'agissant de l'infraction de violation du secret professionnel, le tribunal considéra notamment :

« (...)

En l'espèce, s'il est bien établi que les documents litigieux ont pour origine les avis d'imposition conservés dans le dossier fiscal de M. Calvet, il ne peut en être inféré que la personne coupable de leur appréhension frauduleuse le temps nécessaire à leur reproduction, ou de leur divulgation à des tiers ou bien encore de la communication des informations qu'ils contenaient, soit nécessairement l'une de celles définies au texte précité [article L. 103 du code des procédures fiscales], l'hypothèse de l'action d'une « personne non habituée » du service étant évoquée par l'administration elle-même (...) quelles que soient les règles de sécurité en vigueur.

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