Jurisprudence : CEDH, 24-04-1990, Req. 4/1989/164/220, Huvig

CEDH, 24-04-1990, Req. 4/1989/164/220, Huvig

A6324AW7

Référence

CEDH, 24-04-1990, Req. 4/1989/164/220, Huvig. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1027880-cedh-24041990-req-41989164220-huvig
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Cour européenne des droits de l'homme

24 avril 1990

Requête n°4/1989/164/220

Huvig



En l'affaire Huvig*,

* Note du greffier: L'affaire porte le n° 4/1989/164/220. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

M. R. Ryssdal, président, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1989 et 27 mars 1990,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 11105/84) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Jacques Huvig et Mme Janine Huvig-Sylvestre, son épouse, avaient saisi la Commission le 9 août 1984 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 (art. 8).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leur conseil (article 30).

3. Le 30 mars 1989, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 § 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et de l'affaire Kruslin*.

* Note du greffier: Affaire n° 7/1989/167/223.

La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Toujours le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher, M. B. Walsh et Sir Vincent Evans, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et l'avocat des requérants au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 18 août 1989; quant à eux, le représentant des requérants puis le délégué de la Commission l'ont informé, les 11 juillet et 19 octobre, qu'ils n'entendaient pas en produire un.

Les 13 septembre et 10 octobre 1989, la Commission a fourni au greffier divers documents qu'il lui avait demandés sur les instructions du président.

5. Le 21 juin, le président avait fixé au 24 octobre 1989 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).

6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme I. Chaussade, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. M. Dobkine, magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, M. F. Le Gunehec, magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice,
conseils;

- pour la Commission

M. S. Trechsel,
délégué.

Par une lettre du 11 juillet 1989, le conseil du requérant avait avisé le greffier qu'il n'assisterait pas aux audiences.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à une question posée par elle, M. Puissochet pour le Gouvernement et M. Trechsel pour la Commission.

EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

7. M. Jacques Huvig et son épouse Janine, née Sylvestre, vivent à l'heure actuelle au Grau-du-Roi (Gard). Avant son départ à la retraite, le premier dirigeait à Varennes-sur-Amance et Montigny-le-Roi (Haute-Marne), avec l'assistance de la seconde, une société de commerce en gros de fruits et légumes.

8. Le 20 décembre 1973, le directeur des services fiscaux de la Haute-Marne porta plainte contre le requérant et deux autres personnes pour fraude fiscale, non-passation d'écritures et passation d'écritures inexactes.

Là-dessus, une information s'ouvrit le 26 devant un juge d'instruction de Chaumont, désigné par le président du tribunal de grande instance de la même ville.

Des perquisitions eurent lieu au domicile de M. et Mme Huvig, ainsi que dans les locaux de leur entreprise, sur commission rogatoire décernée le 14 mars 1974 par ledit juge. En outre, celui-ci délivra le 4 avril à la gendarmerie de Langres (Haute-Marne) une autre commission rogatoire la chargeant de procéder, le jour même et le lendemain, "à l'écoute et à la transcription de toutes les communications téléphoniques" commerciales et privées des intéressés.

Les écoutes se déroulèrent du 4 avril 1974 vers 20 h jusqu'au 5 à 24 h; le 6, l'adjoint au commandant de la compagnie de gendarmerie de Langres établit à leur sujet un "procès-verbal de synthèse" qui fut, par la suite porté à la connaissance des requérants.

9. Inculpé de fraude fiscale, faux en écritures privées et de commerce, défaut de tenue régulière de livres de commerce, complicité d'abus de biens sociaux et recel de fonds provenant d'abus de biens sociaux, M. Huvig comparut le 9 avril devant le juge d'instruction qui le plaça en détention provisoire; il recouvra la liberté le 11 juin 1974.

De son côté, son épouse, interrogée plusieurs fois en qualité de témoin à partir du 20 mars 1974, se vit inculper le 13 mai 1976 de complicité de fraude fiscale et de faux en écritures de commerce.

10. Le 23 décembre 1976, le juge d'instruction les renvoya en jugement - avec les deux autres personnes susmentionnées - devant le tribunal de grande instance de Chaumont, M. Huvig sous les préventions de faux, usage de faux, complicité d'abus de biens sociaux, complicité de fraude fiscale, complicité d'escroqueries, recel de fonds provenant d'abus de biens sociaux et tenue inexacte ou incomplète de livres de commerce, Mme Huvig sous celles de complicité de faux en écritures, complicité de fraude fiscale et complicité de tenue irrégulière de livres de commerce.

Ils soulevèrent in limine litis plusieurs exceptions de nullité, dont l'une avait trait aux écoutes téléphoniques opérées les 4 et 5 avril 1974. Après les avoir jointes au fond le 26 janvier 1982, le tribunal les rejeta le 30 mars 1982. A propos desdites écoutes, il s'exprima ainsi:

"[Attendu] que cette mesure d'investigation, même si elle doit rester exceptionnelle, rentre dans les pouvoirs du juge d'instruction dans le cadre de ses recherches au cours d'une information;

Qu'il n'est justifié d'aucune atteinte aux droits de la défense, d'autant plus qu'en l'espèce le résultat a été inexploitable et n'a nullement servi de base à la poursuite (...)."

Le même jugement déclara établies les diverses infractions dont les requérants avaient à répondre, sauf celle de complicité d'escroqueries dans le cas de M. Huvig; en conséquence, il condamna le premier d'entre eux à huit mois d'emprisonnement, dont six avec sursis, et la seconde à deux mois avec sursis.

11. Les prévenus, la partie civile et le ministère public interjetèrent appel devant la cour de Dijon.

La défense renouvela les exceptions de nullité qu'elle avait présentées sans succès en première instance. La cour d'appel les écarta toutes le 17 mars 1983. En ce qui concerne les écoutes téléphoniques litigieuses, elle motiva sa décision de la sorte:

"Attendu que [selon M. Huvig, le magistrat instructeur] a violé les droits de la défense et les garanties accordées par la loi à tout inculpé, dès lors que, même s'il n'avait pas encore été procédé à son interrogatoire de première comparution (intervenu le 9 avril 1974 (...)), il devait néanmoins être déjà considéré comme inculpé puisque le réquisitoire introductif du parquet en date du 20 décembre 1973 était dirigé notamment contre lui;

Mais attendu que, comme le fait justement observer le tribunal, cette mesure d'investigation, si elle doit demeurer exceptionnelle, entre dans les prérogatives du juge d'instruction, effectuant des recherches dans le cadre d'une information dont il est saisi;

que la Cour a pu vérifier et s'assurer que cette opération, dont l'efficacité commande qu'elle soit réalisée à l'insu de la personne soupçonnée - ou même inculpée - a été accomplie par délégation des pouvoirs du juge d'instruction et sous le contrôle de ce magistrat sans mise en oeuvre d'aucun artifice ni stratagème;

qu'elle n'a d'ailleurs duré que 28 heures (...), qu'elle s'est révélée inexploitable et n'a pas servi de fondement aux poursuites;

qu'aucun élément ne permet d'établir que ce procédé ainsi employé ait eu pour résultat de compromettre les conditions d'exercice des droits de la défense, étant rappelé que M. Huvig n'était pas encore officiellement inculpé par le juge d'instruction et que l'article 81 du code de procédure pénale habilite ce dernier à procéder à tous actes d'information jugés par lui utiles à la manifestation de la vérité (...);

(...)"

En même temps, la cour d'appel de Dijon confirma le jugement attaqué quant à la déclaration de culpabilité des prévenus, mais aggrava les peines prononcées en première instance: elle infligea au requérant deux ans d'emprisonnement, dont vingt-deux mois avec sursis, ainsi qu'une amende de 10.000 francs, et à sa femme six mois avec sursis.

12. Les requérants se pourvurent en cassation. Le premier de leurs moyens reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir refusé d'annuler la commission rogatoire du 4 avril 1974:

"alors, d'une part, que le juge d'instruction ne tient pas de l'article 81 du code de procédure pénale le pouvoir de procéder à l'encontre de quiconque: inculpé, tiers ou témoin, à des écoutes téléphoniques lesquelles ne sont pas conformes à la loi puisque le code de procédure pénale a réglementé les perquisitions, saisies et auditions de témoins et n'a pas confié au magistrat instructeur le pouvoir de mettre sur écoutes téléphoniques des personnes contre lesquelles il existe des indices graves et concordants de culpabilité, opération prohibée tant par les articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) de la Convention (...) que par les articles 9 du code civil, L. 41 et L. 42 du code des postes et télécommunications et par l'article 368 du code pénal;

alors, d'autre part, qu'un individu qui a été mis personnellement en cause par la partie civile et contre lequel le ministère public a requis nommément l'ouverture d'une information est partie à l'instance et doit en conséquence être considéré comme inculpé au sens de l'article 114 du code de procédure pénale; qu'une telle personne doit donc, avant toute déclaration recueillie par le juge d'instruction, être informée des faits qui lui sont reprochés, de son droit de ne faire aucune déclaration, de son droit à l'assistance d'un conseil; que dès lors le magistrat instructeur ne saurait sans violer les droits de la défense recueillir à l'insu d'une telle personne les propos qu'elle tient au téléphone;

et alors enfin que s'agissant d'une nullité d'ordre public - l'écoute illégale constituant un délit - il importe peu que les propos recueillis n'aient pas été le fondement de la poursuite."

Les pages 6 et 7 du mémoire ampliatif se référaient à l'arrêt Klass et autres de la Cour européenne des Droits de l'Homme (6 septembre 1978, série A n° 28).

La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le recours le 24 avril 1984. Elle écarta le moyen précité en ces termes:

"Attendu que pour rejeter l'exception prise de la nullité de la procédure d'information tenant à celle de la commission rogatoire du juge d'instruction, du 4 avril 1974, ordonnant l'écoute des conversations téléphoniques d'Huvig, l'arrêt [de la cour d'appel de Dijon] énonce que cette mesure entrait dans les prévisions de l'article 81 du code de procédure pénale et n'ayant d'ailleurs pas servi de fondement aux poursuites, elle n'avait pas eu pour résultat de compromettre les conditions d'exercice des droits de la défense;

Attendu qu'en l'état de ces motifs et alors d'ailleurs qu'il n'a pas été constaté ni même allégué par les demandeurs que la mesure d'investigation en cause, exécutée sous le contrôle du magistrat instructeur, ait comporté des artifices ou stratagèmes, la cour d'appel a, sans encourir les griefs allégués au moyen, donné une base légale à sa décision;

(...)" (Recueil Dalloz Sirey (D.S.) 1986, jurisprudence, pp. 125-128).

II. La législation et la jurisprudence pertinentes

13. Le droit pénal français consacre le principe de la liberté de la preuve: "hormis les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve (...)" (article 427 du code de procédure pénale).

Aucun texte de valeur législative n'habilite en termes exprès les juges d'instruction à opérer ou ordonner des écoutes téléphoniques, non plus du reste qu'à pratiquer ou prescrire diverses mesures d'usage pourtant fréquent, par exemple des prises de photographies ou d'empreintes, des filatures, des surveillances, des réquisitions, des confrontations de témoins et des reconstitutions. En revanche, le code de procédure pénale leur attribue explicitement compétence pour en adopter plusieurs autres qu'il réglemente en détail, telles les mises en détention provisoire, les saisies et les perquisitions.

14. Sous l'empire de l'ancien code d'instruction criminelle, la Cour de cassation avait censuré le recours aux écoutes judiciaires sinon en général, du moins dans des circonstances révélant d'après elle, de la part d'un magistrat instructeur ou de la police, un manque de "loyauté" incompatible avec "les règles de la procédure pénale" et "les garanties essentielles aux droits de la défense" (Chambres réunies, 31 janvier 1888, ministère public c. Vigneau, Dalloz 1888, jurisprudence, pp. 73-74; chambre criminelle, 12 juin 1952, Imbert, Bulletin (Bull.) n° 153, pp. 258-260; chambre civile, 2e section, 18 mars 1955, époux Jolivot c. époux Lubrano et autres, D.S. 1955, jurisprudence, pp. 573-574, et Gazette du Palais (G.P.) 1955, jurisprudence, p. 249). Quant à elles, certaines juridictions du fond, appelées à se prononcer sur la question, semblaient plutôt enclines à reconnaître la licéité de pareille écoute s'il n'y avait eu ni "guet-apens" ni "provocation"; elles se fondaient sur l'article 90 dudit code (tribunal correctionnel de la Seine, 10e chambre, 13 février 1957, ministère public contre X, G.P. 1957, jurisprudence, pp. 309-310).

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